En général, les crises accélèrent les tendances préexistantes : l’économie collaborative a prospéré après la crise financière mondiale et nous avons assisté à une vague d’innovations pérennes après l’éclatement de la bulle Internet. De la même manière, l’ère post-Covid-19 sera caractérisée par de nouvelles technologies, par des entreprises permettant aux individus de travailler, de se divertir et de se restaurer « à distance » (chez eux, en particulier à court terme), et par un glissement depuis le mode « hors ligne » vers le mode « en ligne » dans l’ensemble des secteurs et des catégories démographiques.
- Les projections tablent également sur une croissance exponentielle de la demande de services de réseaux et de centres de données:1
- Le trafic Internet mondial devrait doubler d’ici 2022 pour atteindre 4,2 zettaoctets par an (4.200 milliards de gigaoctets2
- Près de deux tiers de la population mondiale aura accès à Internet d’ici 2023, soit 5,3 milliards d’utilisateurs au total, contre 3,9 milliards (51% de la population mondiale) en 2018. Le nombre d’appareils connectés à des réseaux IP sera plus de trois fois supérieur à la population mondiale d’ici 2023, contre 2,4 appareils connectés par habitant en 2018. Cela équivaut à 29,3 milliards d’appareils connectés d’ici 2023, contre 18,4 milliards en 2018.3
- Entre 2019 et 2022, le trafic vidéo sur Internet devrait plus que doubler pour atteindre 2,9 zettaoctets, et celui généré par les jeux vidéo en ligne devrait quadrupler pour atteindre 180 exaoctets.4
Qu’englobe l’infrastructure numérique ?
L’infrastructure numérique englobe tous les actifs concernés, depuis les antennesrelais qui supportent le trafic de données sur les réseaux mobiles, jusqu’aux réseaux de fibre optique nécessaires au raccordement des entreprises et des particuliers, en passant par les centres de données que les organisations utilisent pour héberger leurs réseaux critiques de ressources informatiques et de stockage. Cette infrastructure fournit des services désormais considérés comme essentiels au fonctionnement des économies modernes et source de croissance économique et de productivité.
Source : Mise à jour des statistiques du haut débit de l’OCDE, mars 2020 / Science, Recalibrating global data center energy-use estimates, 27 février 2020 / Google, Google Data centers: sustainability, innovation and transparency, 7 avril 2020.
La demande croissante de données mobiles en particulier, alimente la croissance continue des antennes-relais, qui se multiplient depuis une dizaine d’années. Plus le trafic de données augmente, plus les opérateurs doivent construire des antennes-relais ou installer davantage de matériel sur les antennes existantes. Parallèlement, la croissance des jeux vidéo en ligne et des services de streaming tels que Netflix, Amazon Prime et Disney+ explique l’essor de la fibre chez les particuliers, tout comme le bond récent du nombre de télétravailleurs. Bien que plus restreint et moins diversifié, le marché du B2B était un secteur de croissance. Cependant, il est possible que l’abandon du travail sur site soit à l’origine de doutes quant à ses perspectives immédiates.
Quant aux centres de données, ils sont au coeur du marché depuis une trentaine d’années. Aujourd’hui plus que jamais, ils constituent une infrastructure indispensable pour soutenir le télétravail, ainsi que l’enseignement à distance et le streaming TV. Sur le long terme, les capacités et la connectivité devraient être renforcées pour accompagner ce changement structurel qui prend de la vitesse. L’UE estime que le volume de données va quintupler entre 2018 et 2025.5 Mais l’économie numérique en plein essor nécessite un type différent de centre de données, qui permette une interconnexion parfaite ainsi qu’un échange de données rapide à l’échelle planétaire. Dans ces sites neutres visà- vis des opérateurs de télécoms, les principaux fournisseurs de téléphonie mobile, de contenu et de cloud peuvent coexister ou recourir à la colocation (Figure 2). Leurs transactions numériques peuvent à présent être opérées dans le même centre et à grande vitesse.
Source: Solon, 2020
Au-delà de cet aspect, nous assistons aujourd’hui à la migration des informations dans le cloud. Cela concerne d’immenses volumes de données et nécessite une capacité de stockage à l’avenant : on parle d’hyper-échelle. C’est ce que Google, Amazon, Microsoft et d’autres géants numériques sont en train de construire.
Il va de soi que toute cette technologie requiert de la sécurité, de la fiabilité et de la résilience. Elle doit également répondre aux demandes de tous : entreprises modernes, clients numériques, salariés en télétravail. La localisation géographique ne représente plus un obstacle s’agissant du champ des activités réalisées par les acteurs économiques ou de l’endroit d’où ils les mènent, mais la connectivité peut en être un. Les personnes installées dans des zones rurales auxquelles il est désormais demandé de télétravailler ont tout autant besoin d’une connexion à haut débit par la fibre fiable que celles vivant en milieu urbain. Dans tous les cas, la Covid-19 a rendu encore plus indispensable la mise en place d’une infrastructure numérique hautement sécurisée, très résiliente, à forte capacité et à large portée. Et pour maintenir des opérations fluides, la nécessité d’investir dans ce secteur est plus forte que jamais.
Opportunité d’investissement
La demande est donc incontestable et les éléments d’infrastructure sont en place, mais dans l’état actuel des choses, les seconds ne sont tout simplement pas en mesure de répondre à la première. Compte tenu de la rapide mutation du secteur au cours des 20 dernières années, les réseaux créés au siècle dernier ne sont plus adaptés.
Certes, comme nous l’avons mentionné plus avant, la fibre haut débit représente désormais au moins 50% des connexions Internet fixes dans neuf pays. Mais dans les 37 pays étudiés par l’OCDE, la part de la fibre dans le réseau à haut débit n’avait atteint que 27% en juin 2019, par rapport à 24% l’année précédente.6 Ces chiffres illustrent l’écart important qui existe entre les pays dans le déploiement de la fibre.
La transformation qui s’impose nécessite d’immenses apports de fonds, ce qui engendre des opportunités pour les investisseurs. Avant la pandémie, la plus récente analyse des dépenses consacrées à la 5G par Greensill, un fournisseur non bancaire de fonds de roulement, estimait la facture totale du déploiement de la 5G à travers le monde à 2.700 milliards de dollars d’ici fin 2020.7
Cela nécessitera une combinaison de financements publics et privés. Une récente enquête sur les investisseurs en infrastructures menée par M&E Global Inc a révélé qu’il était essentiel que le soutien public s’élève à 32,4% pour débloquer l’investissement dans l’infrastructure numérique.8 Pourtant, malgré ces coûts élevés, les investisseurs veulent en être : la même étude a montré que plus de la moitié des participants estimaient que l’infrastructure numérique était essentielle à la relance des économies dans un monde post-Covid-19 (et 63% sont déjà activement impliqués dans le financement/la livraison de l’infrastructure numérique), tandis que 63,6% pensent que les bienfaits de l’infrastructure numérique sont supérieurs aux risques.
Après tout, il s’agit d’actifs pérennes qui fournissent des services essentiels, avec des flux de trésorerie robustes (les clients s’engageant dans des contrats récurrents) et la possibilité de générer une croissance à long terme dans des marchés baissiers ou atones, comme c’est le cas aujourd’hui. Cet aspect est fondamental pour les investisseurs institutionnels entre autre.
L’European Sustainable Infrastructure Fund de Columbia Threadneedle Investments a annoncé le 6 mai 2020 l’acquisition d’une part majoritaire dans le Lefdal Mine Datacenter (voir /en/media-centre/). Unique en son genre, ce centre de données respectueux de l’environnement est basé dans une mine souterraine en Norvège. Son refroidissement s’effectue avec l’eau de mer issue d’un fjord adjacent et son alimentation est assurée par des énergies renouvelables. Rittal, filiale de l’entreprise industrielle familiale allemande Friedhelm Loh Group, est restée actionnaire minoritaire après la transaction.
La part majoritaire a été rachetée à un consortium d’actionnaires locaux dans le cadre d’une transaction qui facilitera de nouveaux investissements et une extension des capacités, avec le concours de Rittal. En fonctionnement depuis 2017, cette infrastructure abrite des containers hébergeant des centres de données dans 75 chambres souterraines au sein d’une ancienne mine, accessibles par un système de routes. Le centre possède une capacité de données à haute densité et présente un coût opérationnel très compétitif, particulièrement intéressant pour les clients disposant de volumes de calcul haute performance, les hyperscalers et les clients en quête de solutions de colocation.
Une opportunité pour un investissement sérieux dans le développement durable
Investir dans l’infrastructure numérique, c’est également la promesse d’un investissement majeur dans le développement durable. L’amélioration de la connectivité et l’augmentation considérable de l’utilisation de données, du trafic et du streaming ne vont pas sans répercussions sur le plan environnemental : pour chaque octet de données qui transite par le réseau depuis les centres de données vers les utilisateurs, cinq octets de données sont transmis au sein des centres de données ou entre eux, ce qui engendre une consommation d’énergie (principalement électrique). Selon les estimations, la demande d’énergie générée par les centres de données et les réseaux de transmission représentait environ 1% de l’utilisation d’électricité dans le monde en 2019.9
Cependant, la croissance de la demande reste compensée par les progrès accomplis au niveau de l’efficience des serveurs et de l’infrastructure des centres de données (Figure 3). Compte tenu des projections de croissance de la demande, les centres de données créés dans une optique de développement durable relèvent de la nécessité et non pas du luxe.
Source : Agence internationale de l’énergie, juin 2020.
Les entreprises intègrent activement des facteurs de durabilité dans les décisions stratégiques qu’elles prennent s’agissant de leur infrastructure numérique. Quant aux actionnaires, ils ont, bien entendu, la capacité d’influer sur ces choix ainsi que sur la façon dont les entreprises se procurent l’énergie nécessaire. Par exemple, depuis 2017, Google puise 100% de l’énergie consommée par ses centres de données dans des sources d’énergie renouvelable. Google est le plus grand acheteur d’énergie renouvelable au monde et en a acheté pour 2 milliards de dollars l’an dernier10Apple annonce également une conversion à 100% aux énergies renouvelables.11 Microsoft a pour sa part annoncé en janvier son intention d’arriver à un bilan carbone négatif d’ici 2030. Aujourd’hui, 60% de l’énergie consommée par ses centres de données provient de sources renouvelables. Le groupe s’est fixé pour objectif d’arriver à 100% d’ici 2025 en combinant l’énergie éolienne et, de plus en plus, solaire.12Au total, les entreprises du secteur des TIC représentent environ la moitié de l’approvisionnement mondial en énergies renouvelables pour le secteur privé sur les cinq dernières années13
Un autre point fondamental du débat autour de la durabilité porte sur les centres de données eux-mêmes, leur localisation et leur fonctionnement. Les centres de données à hyper-échelle, ou de très grande taille, sont beaucoup plus efficaces énergétiquement que des serveurs locaux de plus petite taille. L’utilisation croissante de ces infrastructures se matérialise par la stabilité de la consommation énergétique (courbe plate), malgré une utilisation accrue. Google développe son réseau d’installations à hyper-échelle au niveau mondial et prévoit d’investir 3 milliards de dollars dans cette expansion sur le seul territoire européen14 Selon la société, la construction de ces hubs réduira l’utilisation de ressources telles que l’eau et l’énergie, grâce à des systèmes de refroidissement pleinement intégrés et étudiés au cas par cas en fonction de la localisation du centre, le tout dans une recherche de performance maximale à un coût optimal.
Le choix de l’emplacement des centres de données est également fondamental, et pas seulement pour Google. Microsoft, par exemple, axe résolument ses décisions autour de facteurs environnementaux. L’un de ses centres en Suède a été choisi en raison de la haute fiabilité du réseau électrique, grâce à laquelle le site n’aurait pas besoin d’une alimentation de secours au diesel.15
Tout cela s’intègre dans une volonté croissante, chez les entreprises, d’avoir davantage la main sur leurs émissions, ce qui cadre avec une volonté similaire de la part des actionnaires. Les implications, en termes de durabilité, des choix relatifs aux centres de données pour les entreprises, pour le stockage de données et pour la transition vers le cloud font désormais partie intégrante du débat. Dans l’enquête menée par Microsoft auprès des CIO pour le premier trimestre 2020, 17% des CIO interrogés déclaraient que l’utilisation d’énergies renouvelables dans un centre de données constituait un facteur majeur ou déterminant au moment de choisir un fournisseur. Un pourcentage considéré comme « non négligeable ».
Si ces hyperscalers intègrent activement la notion de durabilité dans leurs décisions d’investissement en matière d’infrastructure numérique, les investisseurs privés ne se montrent pas encore aussi volontaires. Cependant, cela ne veut pas dire qu’il n’y a aucune opportunité pour les investisseurs dans l’infrastructure, en particulier en Europe.
Par exemple, ces considérations liées à la durabilité ont motivé la décision prise par le Columbia Threadneedle European Sustainable Infrastructure Fund d’investir cette année dans Lefdal, un centre de données norvégien.
L’efficience énergétique représente un facteur clé pour déterminer les caractéristiques d’un centre de données en termes de durabilité. Cette efficacité est généralement mesurée par un ratio PUE (Power Usage Effectiveness), qui retranscrit la quantité d’énergie consommée par un centre de données, en plus de celle attribuable aux serveurs installés. Le refroidissement est le facteur le plus significatif. Par exemple, un ratio PUE de 1,7 implique que 70% de l’énergie utilisée dans le centre de données concerne le refroidissement et d’autres fonctions, en plus du maintien des serveurs en état de marche. Le ratio PUE de Lefdal s’inscrit dans une fourchette comprise entre 1,10 et 1,15, en fonction des exigences techniques. Il s’agit de l’un des meilleurs ratios du secteur, qui s’explique peutêtre par l’utilisation d’eau froide pour le refroidissement, indépendamment des conditions météorologiques. Par ailleurs, l’ensemble de l’énergie consommée parmissions. Lefdal provient de sources renouvelables (énergie hydraulique et éolienne), d’où un total d’émissions de CO2 de zéro.16
Il est logique que l’infrastructure numérique soit évaluée sur la base de ses caractéristiques environnementales, mais il convient de ne pas sous-estimer l’amplitude de son impact social. Elle apporte une contribution positive à la productivité et à la croissance économique, le Forum économique mondial estimant que la valeur globale combinée de la transformation numérique pour la société et le secteur dépassera 100.000 milliards de dollars d’ici 2025.17 Tous ces bienfaits cadrent en outre très bien avec les Objectifs de développement durable (ODD) des Nations Unies. L’investissement dans la technologie améliore les résultats d’un pays sur le plan social et en matière de développement par plusieurs canaux : l’accès à Internet et l’amélioration des communications téléphoniques peuvent améliorer l’accès aux informations relatives à l’emploi et à l’éducation, ce qui améliorera les chances de voir les habitants s’extraire de la pauvreté (ODD 1) ; l’infrastructure numérique et les technologies de l’Internet des objets peuvent favoriser la durabilité de l’agriculture et améliorer la sécurité alimentaire (ODD 2) ; et les télécommunications peuvent contribuer à l’égalité des revenus en raccordant les zones isolées aux villes, et en fournissant aux pays moins développés et aux communautés rurales des possibilités d’emploi et un accès gratuit au savoir (ODD 10).
Au-delà des implications immédiates d’une meilleure durabilité, les progrès technologiques pourraient avoir des répercussions ultérieures ou secondaires susceptibles d’améliorer la situation sur le plan environnemental. D’une part, une utilisation de données efficiente suppose une diminution de la consommation d’énergie. Et d’autre part, une infrastructure de données de meilleure qualité, plus fiable et plus sécurisée implique, par exemple, que les visioconférences deviendront la norme et non une nécessité passagère imposée par la pandémie. Cela pourrait se traduire par une réduction des déplacements, qu’ils soient routiers ou aériens.
Si la pandémie de Covid-19 nous a appris quelque chose, c’est que certaines pratiques jusque-là considérées comme inconcevables sont désormais faciles à mettre en place, très économiques et respectueuses de l’environnement. L’avenir du monde du travail promet une rupture certaine par rapport au passé et l’infrastructure numérique a un rôle capital à jouer dans cette évolution.