
Les hypothèses qui soutiennent le statut du dollar américain en tant que principale monnaie de réserve mondiale s’érodent plus rapidement que prévu. Que se passe-t'il si la tour commence à s’effondrer ?
Les joueurs de Jenga savent qu’une tour peut résister au retrait de nombreuses briques, mais à chaque partie, c’est une quantité différente et une brique différente qui précipite l’effondrement.
Alors que les banques centrales mondiales font face à la baisse progressive du rôle du dollar, elles pourraient se demander combien de blocs de Jenga ont été supprimés et si la tour pourrait s’effondrer.
Quelles devises devraient en bénéficier ?
Les événements qui se sont produits aux États-Unis depuis l’investiture de Donald Trump ont alimenté le débat et accru le facteur de « poussée » pour que les réserves de change se détournent du dollar. Les prévisions pour le 10/10/10 ne semblent plus particulièrement ambitieuses. Toutefois, dans toutes les prévisions de baisse du dollar, l’un des enjeux clés consiste à déterminer quelles devises (et quels marchés obligataires) bénéficieront des entrées de fonds qui en résulteront.
Un rapport récent a confirmé que la principale préoccupation des gestionnaires des réserves des banques centrales est la géopolitique, les tarifs douaniers et les politiques commerciales figurant en tête de liste de leurs préoccupations 3. Il a également révélé que le dollar était la seule devise pour laquelle la demande nette des banques centrales avait diminué en 2024, et que l’euro était la devise la plus fréquemment ajoutée aux réserves l’année dernière. En outre, dans une prévision pour la prochaine décennie, le dollar a été choisi comme la devise la plus susceptible de perdre du terrain.
Cela représente un changement par rapport au modèle établi depuis longtemps, dans lequel la « dédollarisation » avait principalement entraîné une redistribution des réserves en faveur de devises de réserve plus petites et non conventionnelles.
Spéculation sur l’euro
L’euro représente environ 20% des réserves de change allouées, contre 24% au début des années 2000. Depuis les élections allemandes de février, on spécule que l’abandon du frein à la dette fiscale de l’Allemagne et les engagements en faveur de la défense et des infrastructures pourraient enfin permettre à l’euro de progresser au détriment du dollar.
Cependant, il y existe des obstacles. Le marché obligataire total libellé en euros, notamment les obligations émises par l’Union européenne, représente la moitié de la taille du marché des bons du Trésor américain.
En outre, le marché du crédit investment grade libellé en dollars est environ trois fois plus important que son homologue libellé en euros. Alors que la qualité de crédit des émetteurs gouvernementaux continue de se dégrader, les obligations investment grade sont devenues de plus en plus attractives pour les gestionnaires de réserves de change à l’échelle mondiale, renforçant l’avantage relatif du marché américain.
L’un des facteurs clés qui a limité le potentiel de l’euro en tant que monnaie de réserve est le manque d’actifs liquides en euros de grande qualité. Les obligations souveraines en Europe sont actuellement émises individuellement par 20 États membres dans un style disparate et dans une gamme de notations de crédit variée. Une émission conjointe de l’UE résoudrait le problème de la fragmentation du marché et, compte tenu de la probabilité d’une notation AAA, constituerait un actif sûr et attractif. Les pays d’Europe du Nord se sont toutefois opposés à la dette conjointe, pointant les risques de la mutualisation de la dette, l’aléa moral et la clause de non-renflouement. En outre, l’actuelle rareté des émissions a pénalisé la demande des investisseurs institutionnels – nous attendons toujours l’adoption des obligations de l’UE dans les indices de référence des gouvernements. Sur le plan positif, le lancement imminent d’un contrat à terme sur Eurex pour les émissions de l’UE devrait faciliter la couverture, stimuler l’appétit et favoriser une émission d’obligations prévisible.
En attendant, le marché des Bunds allemands reste le premier choix des gestionnaires de réserves de change en euros pour les investissements. Cependant, cela comporte des risques. Lors d’une conversation avec un responsable des réserves de change d’une banque centrale d’Europe de l’Est, des doutes ont été exprimés quant à l’adéquation des Bunds allemands. La préoccupation était que, en termes géographiques simples, l’Allemagne pourrait être trop proche de la Russie. Il est ainsi apparu que le fait d’être un voisin proche de la Russie impacte tous les aspects de la politique économique et politique nationale.
À quoi ressemble l’effondrement de la domination du dollar ?
Mark Sobel, le président américain du groupe de réflexion OMFIF (Official Monetary and Financial Institutions Forum), a déclaré en 2024 que seules les actions des États-Unis pourraient mettre fin à la domination du dollar 4. Peu d’observateurs auraient prévu que cette hypothèse serait testée de manière aussi rigoureuse en 2025.
À quoi ressemblerait l’effondrement de la tour de Jenga ? Si l’on utilise la mesure des réserves de change, on pourrait assister à une accélération rapide de la baisse du dollar : au lieu de 10% sur les dix prochaines années, elle pourrait atteindre 20% dans les cinq prochaines années. Ce serait un monde où la sphère d’influence chinoise serait fermement établie. La Chine jouera un rôle important sur le plan économique et militaire et le poids du renminbi pourrait grimper jusqu’à 10%. L’argument classique contre le renminbi est que le compte de capital reste soumis à des restrictions ; toutefois, cet argument perdrait de son importance dans un monde où les accords commerciaux et de défense fixeraient les paramètres du déploiement des réserves de change.
Curieusement, dans un monde fracturé où la prédominance du dollar diminue, les nations qui restent dans la sphère d’influence des États-Unis pourraient se rapprocher. Pour ces voisins et alliés proches, il pourrait être nécessaire d’augmenter leur exposition en dollars afin de prouver leurs références en matière d’amitié et d’alliance.
Pour la plupart des pays, cependant, il y aura un désir de poursuivre la tendance des deux dernières décennies, à savoir diversifier leurs réserves de change pour inclure une liste plus longue comprenant des devises plus petites et non conventionnelles. De nouveaux instruments tels que les stablecoins et les devises numériques des banques centrales viendront ajouter de la complexité. Cependant, cela ne changera pas la conclusion principale selon laquelle le monde souhaite implicitement disposer de davantage de devises dans ses réserves de change, mais que les considérations commerciales et de sécurité nationale influenceront les choix. L’investissement des réserves de change ne concerne plus seulement la « sécurité, la liquidité et le rendement ».
Conclusion
La domination du dollar américain en tant que principale monnaie de réserve mondiale est en déclin. L’évolution de l’équilibre des pouvoirs est inconnue et dépend non seulement de la sécurité financière, mais aussi de plus en plus de la géopolitique. Les investisseurs de long terme devront manœuvrer autour des briques de Jenga qui tombent, en restant agiles face à la hausse des rendements obligataires, des spreads de crédit et des devises. Dans un tel environnement, l’expertise de gérants d’actifs expérimentés, en particulier de ceux qui ont déjà fait face aux fluctuations rapides des valorisations sur les marchés de capitaux, est essentielle pour préserver la valeur et identifier les opportunités stratégiques.